Têtes de Jazz en Avignon 2014 (2)

Touwensa (Agences) Mokhtar TRIKI

Suite et fin de notre reportage, qui, durant quelques jours de juillet, permet de suivre des groupes issus de différents horizons, échantillon exemplaire des musiques actuelles, originales, ludiques, où l’improvisation a sa part, et qui utilisent aussi les ressources d’autres disciplines.

Après les Belges, place à des Suisses au nom improbable, Hildegard Lernt Fliegen, référence à une jeune vierge héroïque, « Helden Jungfrau » qui, donc, apprend à voler... Ébahissement devant ce show décalé. C’est chaud, c’est vivant, ça dépote : six gaillards en costume-cravate et velours côtelé débarquent, non pour yodler sur des airs des alpages mais pour une heure de folie bien orchestrée par le maître d’œuvre, chanteur lyrique, crooner, human beat box, capable de produire n’importe quel son. C’est drôle, léger et si les musiciens ne se prennent pas au sérieux, tout leur travail est réglé avec une précision horlogère. On ne se refait pas, quand on vient de Berne ou Zürich. Le spectacle tient du cabaret musical et du cartoon, (les fantastiques affiches du groupe, qui ressemblent à des planches de BD, le présentent comme étant du « theatric chamber jazz »), avec collages et enchaînements hyper précis, à la Zappa.
 

Le voyage improbable que conte le nouvel album, The Fundamental Rythm of Unpolished Brains tient du délire à la Monty Python intercalant des élucubrations vocales dignes de Nina Hagen : il est absolument extraordinaire, cet Andreas Schaerer qui conduit ses camarades à la baguette (trois soufflants irrésistibles dont un tromboniste extravagant, plus un percussionniste-batteur aussi à l’aise à la machine à écrire qu’aux marimbas). On ne comprend pas ce que baragouine ce polyglotte, encore qu’il nous épargne le « Schwitzer Dütsch », mais ça ne fait rien. Leur musique aussi survole une géographie européenne, des montagnes suisses aux Balkans sans oublier la Russie, où ils ont fait une tournée mémorable. Il faut les voir pour le croire - s’ils passent près de chez vous, et ils voyagent beaucoup ; quant à vous, programmateurs, vous feriez bien de vous y intéresser. Vous suivrez ainsi l’objectif de la manifestation Têtes de jazz qui, dans la ligne tracée par l’AJMI, lieu d’accueil de tous ces concerts (43), installe en coproduction - car l’opération repose sur des partenariats sérieux - un espace d’exposition du jazz et des musiques improvisées.
 

L’Étranger / Réminiscences, présenté et porté par le batteur Jean-Pierre Jullian et le comédien Pierre-Jean Peters, a été sélectionné pour les résidences Jazz LR 2014, puis choisi par Olivier Py dans le cadre des « Préférences du In ». Sous le soleil d’Avignon, la tragédie camusienne prend tout son sens. Meursault raconte sa vie avec neutralité, les sentiments semblent absents du récit. Il déroute le public comme déjà le lecteur. Et l’on ressent bien, à l’énoncé du texte, cette absence de logique, ou plutôt cet illogisme. L’adaptation théâtrale, signée Olivier Malrieu, est précise, pertinente, objective dans les choix des passages (il est impossible de tout jouer en 1h15). Elle devient un jeu de miroir où les personnages, les situations se répondent.
 

Cette version « concert » n’est pas une lecture avec fond sonore. Formidable par son énonciation parfaite, son habileté à prendre de nombreux accents, Pierre-Jean Peters tient le spectacle à bout de bras. Soudain, Meursault et Camus trouvent leur incarnation dans cette tragédie grecque, solaire, azuréenne, où l’éblouissement du ciel méditerranéen rend fou. Évidemment, le texte « tient » à la seule lecture, mais là, il est palpable. D’autant que la musique du trio sur scène n’intervient pas toujours au même moment ni de la même façon selon les représentations : les musiciens peuvent par exemple pour suivre le comédien, selon le rythme du texte qui est musique [1]. Ainsi, ce que certains ont pu considérer naguère comme un « work in progress » confirme de réelles qualités de mise en place, et serait plutôt aboutissement du travail entrepris l’an dernier en Avignon, au théâtre du Roy René, pendant tout le mois de juillet. Citant le bassiste et contrebassiste Guillaume Séguron, qui a composé plusieurs pièces figurant cette version-ci, pour l’Ajmi [2] : « Nous avions une connaissance « littéraire » de l’œuvre mais après cette étape, nous avons eu celle de la matière, de l’expérience du jeu, du combat, du plateau. Celle des sons. Une compréhension du rythme de l’adaptation. »
 

Sur scène, il y a bien un trio et un acteur dont l’accord n’efface pas les personnalités respectives. Le groupe est un support au soliste, corps danseur, en mouvement presque permanent. La musique fait passer l’ensemble d’un état à un autre, à moins qu’elle ne s’adapte dans un extraordinaire travail d’une lumineuse évidence, sans effets scéniques à la mode tels ces écrans présentant des vidéos souvent dispensables. Le texte devient peu à peu une voix musicale parmi les autres. Et dans les voix de tous les personnages qu’incarne Pierre-Jean Peters, beaucoup de timbres sont à exploiter de par le dispositif orchestral : Adrien Dennefeld joue du violoncelle et de la guitare, Jean-Pierre Jullian des percussions et de la batterie, Guillaume Séguron de la contrebasse et de la basse électrique. Tout cela avec effets (distortion, delay, loops, arco, pizz, sans parler des gongs et autres percussion). La forme prend alors un tout autre sens, le texte original est confronté à des styles et genres musicaux extérieurs à son époque (on reconnaît entre autre des inflexions à la King Crimson, toute la culture rock des musiciens). Une autre expérience du passé dans le présent, le présent de la voix du texte dans le présent des musiciens, traduisant l’obsession de la négation du temps.
 

Guillaume Séguron me confie encore : « Albert Camus avait un sens aigu du plateau, de la scène, de ce qui se « dit » et se « fait » lorsque le rideau de la vie s’ouvre et que l’on ne peut plus reculer. Dans l’instant et le lieu où tout se décide. Lorsque L’envers et l’endroit se confondent. Cette vision traverse son œuvre. C’est le sens même de l’exercice de la musique, une preuve de vie. Peut-être est-ce suffisant pour le geste de l’improvisateur... Quel est l’impact de l’environnement sonore sur la narration ? Qui sommes-nous dans cette proposition ? Notre véritable rôle, notre fonction ? Certainement, nous devons partir de cette immédiateté et trouver dans la « proximité » de ses mots, le son qui convient. Essayer d’épuiser cette relation sans être dans la paraphrase, ni l’illustration. En espérant que la musique pourra rendre compte de certains contre-chants, mettre entre parenthèse le silence, et en évidence la lucidité poétique. »
 

Autant d’éléments qui laissent, parallèlement au texte, beaucoup de pistes d’exploration pour le musicien, on le voit. Comment jouer, en effet, « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » ?
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Dominique Pifarély quartet : 16 juillet

 

Tout nouveau projet du quartet de Dominique Pifarély, qui n’a pas encore de nom, mais dont l’enregistrement à la Buissonne est imminent. Une musique dense, superbement tissée, tressée de façon complexe qui vous prend d’emblée et ne vous lâche plus. Une urgence vous saisit dans cet ensemble rythmique intensément fiévreux, sur une mise en place redoutable qui donne une grande lisibilité à l’ensemble malgré la variété des textures et la finesse des tuilages. Les camarades de jeu du violoniste, Bruno Chevillon à la contrebasse et François Merville aux percussions, forment une section rythmique de rêve, souple, élégante ; sans oublier le jeune pianiste Antonin Rayon dont je me rappelle les premières armes dans Le sens de la marche de Marc Ducret. D’ailleurs, mon premier souvenir de Dominique Pifarély remonte à l’extraordinaire Acoustic Quartet fondé avec Louis Sclavis, qui comprenait déjà Chevillon et Ducret. Pifarély poursuit son infatigable travail d’écriture et d’improvisation : sur scène, sa musique ardente vous entraîne au-delà de la sensibilité et du lyrisme. Une mécanique de grande précision, intellectuelle et pourtant sensible.
 

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