Une pièce de théâtre pour ressusciter une part de l’histoire de Tabarka

Tabarka : Touwensa (Mokhtar TRIKI)

Lors d’une rencontre avec notre amie Monique Longerstay, fondatrice de l’AHAKM de Tabarka et Présidente du « Pays vert », Association qui ne cesse de développer des actions pluridisciplinaires en faveur des jeunes et des intellectuels de la région de Tabarka, sa ville d’adoption. Après les crédits pour l’aménagement de salles de langues, elle vient de concocter une pièce de théâtre qui sera jouée par les jeunes et qui va bientôt ressusciter une part de l’histoire de Tabarka. Entretien :

Touwensa : Pourquoi cette œuvre théâtrale ?
 

Monique Longerstay : Le « Pays vert » est heureux d’annoncer la création d’une pièce de théâtre qui a pour cadre géographique et historique la presqu’île Tabarka. Elle s’intitule « Roméo et Juliette à Tabarka » et se passe en 1660, à l’époque du gouverneur Spinola. Elle a pour thème un moment de l’épopée tabarquine liée à la course. Mme Fournier a eu pour conseiller historique le professeur Philippe Gourdin, qui a dirigé les fouilles effectuées dans l’habitat génois de la presqu’île, de 1987 à 1993. Nous attendrons la première représentation de la pièce pour découvrir son contenu que nous ne voulons pas déflorer ici.


Touwensa : Qui est Thérèse Fournier ?
 

M. L : l’écrivain Thérèse Fournier, membre du conseil d’administration de notre association, connaît bien Tabarka où elle a participé au colloque international qui a réuni, en mai 2008, les « Tabarki » et « Tabarchini » sur le thème « De Tabarka à Tabarka, quatre étapes méditerranéennes ». Elle est elle-même connue de bien des jeunes « Tabarki ». En effet, c’est elle qui a remis son prix au gagnant d’un concours littéraire que l’association « Aklem Kmir », présidée par mon vieil ami Mokhtar Triki, avait organisé au lycée 2 mars 1934 de Tabarka.
 

Diplômée de l’université Paris X en lettres modernes, Thérèse Fournier vit entre Paris et la Méditerranée. Sa trilogie sur le monde musulman, « L’olivier bleu », « 2028 » et « Nador », est parue chez J.-C. Lattès,  Le Fennec et Scali, et est traduite en arabe. La revue « Siècle 21, Littérature et Société » publie ses nouvelles, dont celle intitulée « Les trois Tabarka » qui a été rééditée en 4 langues dans les Actes du colloque de 2008, « De Tabarka (Tunisie) aux ‘nouvelles’ Tabarka, Carloforte, Calasetta et Nueva Tabarca. Histoire, Environnement. Préservation ».
 

La rédaction de cette pièce a été demandée à T. Fournier par Mme Amel AbbèsZneidi, inspectrice d’anglais dans le gouvernorat de Jendoubaet présidente de l’association « Jeunesse et horizons », dont je vous avais parlé récemment à propos de la création de salles de langue, en particulier d’anglais, dans le lycée de Tabarka.
 

Touwensa : Quels sont les objectifs généraux de ce travail ?
 

M.L : Mme Abbès souhaite faire jouer la pièce par des lycéens de Tabarka, d’abord en anglais dans le cadre d’un concours international, ensuite en français et en arabe,devant le public de la ville, dans le site prestigieux du fort génois. La pièce va bientôt être traduite en italien et en espagnol pour être représentée dans les cités « tabarquines », italiennes et espagnole, citées plus haut et à Pegli (Gênes). On veillera aussi à la jouer en milieu scolaire dans l’ensemble de la Tunisie
 

Les costumes seront réalisés par une jeune designer tabarkoise sur des modèles fournis par les cités sœurs italiennes.
 

Par ailleurs, l’auteur préfère intituler son œuvre « conte théâtral romantique »plutôt que « pièce de théâtre », comme je l’ai fait jusqu’ici. Elle s’en explique : « Roméo et Juliette à Tabarka » est un drame lyrique tous publics. « Drame », au sens où la séparation entre les deux héros est inéluctable. « Lyrique », au sens où toute rencontre et toute évocation du passé par nos deux héros sont l’occasion de chants et de danses.« Tous publics », au sens où à aucun moment la relation entre les deux héros ne dépasse le cadre de la stricte bienséance. L’objectif de l’œuvre est de divertir en racontant un pan haut en couleur de l’histoire de la Méditerranée. »
 

Touwensa : Y-a-t-il d’autres objectifs ?
 

M.L : Il existe un troisième objectif, outre le concours international et le divertissement culturel. Ce conte s’inscrit en effet dans le cadre d’un projet que nous sommes en train de préparer, le classement au patrimoine immatériel de l’UNESCO de « L’épopée tabarquine en Méditerranée de Gênes à Tabarka et aux ‘nouvelles’ Tabarka, Carloforte, Calasetta et Nueva Tabarca », autrement dit de « L’héritage immatériel de l’aventure historique des « Tabarchini ».
 

Pour être classé au Patrimoine immatériel mondial, notre projet a un problème : si une tradition culturelle (histoire, langue, chants...), des savoirs et des saveurs, sont restés vivaces à travers les siècles dans les cités tabarquines d’Italie et d’Espagne, protégés et transmis aux jeunes générations, condition absolue pour un classement au PIM, ce n’est pas le cas chez nous. Il faut donc, avant de présenter un dossier d’inscription qui serait immanquablement refusé, étoffer notre dossier : nouer des liens avec les « Tabarchini » des cités sœurs, ce qu’on fait depuis plusieurs décennies déjà, mais aussi créer, par des activités communes, des habitudes et des traditions qui seront transmises à leur tour.
 

Le conte théâtral de Mme Fournier s’inscrit parfaitement dans le projet en mettant en scène notre histoire commune et en la faisant représenter erpar nos jeunes dans chacune de nos citéset dans leurs langues respectives.
 

Touwensa : Un petit rappel historique de l’île ?
 

M.L : L’île de Tabarka, aujourd’hui presqu’île devint au XVIe siècle un préside espagnol et un comptoir génois qui s’adonna à la pêche du corail et au négoce, dont celui du blé, avec les tribus autochtones des environs. La famille génoise Lomellini, associée un temps aux Grimaldi, géra le comptoir durant deux siècles sans interruption à l’exception d’une période de dix ans, en vertu d’une concession de pêche du corail délivrée par l’empereur Charles-Quint qui afferma l’île à ses alliés Génois. En effet, le traité signé entre celui-ci et Moulay Hassan, le souverain hafside qu’il avait contribué à remettre sur le trône, accordait à l’Espagne une série d’avantages, dont le droit d’occuper toutes les places qu’il jugerait utile pour lutter contre le risque ottoman, et celui de l’exploitation et de la vente du corail.
 

La communauté d’origine ligure qui vécut dans le comptoir de 1544 à 1741 ne compta d’abord que quelques dizaines de pêcheurs et de soldats venus sans doute de Pegli, actuel 7e arrondissement de Gênes. Elle crût cependant rapidement pour atteindre plus de 1800 personnes au début du XVIIIe siècle, et sans doute encore 1200 personnes au moment de la prise de l’île par Younes Bey, en 1741.
 

Par ailleurs, le succès commercial et la prospérité de ce comptoir n’a sans doute été possible que grâce à la volonté, à la bienveillance voire la collaboration  des autorités locales, royaume hafside, Régences de Tunis et d’Alger et tribus locales. Outre sa vocation économique, l’île de Tabarka fut un lieu d’échange et de rachat des captifs chrétiens et barbaresques de la course. Ceci nous ramène au sujet du conte théâtral.
 

D’autre part, la population qui s’installa dans le comptoir perdit avec le temps ses attaches ligures et créa une société originale qui empruntait au milieu local et à ses habitants certains de ses modes de vie et des éléments de sa culture matérielle. Surtout, sans abandonner leur langue ni leur religion, les Tabarquins ou « Tabarchini », comme on les désignera désormais dans les registres de la Régence de Tunis jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sont devenus bilingues, du moins en ce qui concerne la plupart des élites, et leur langue maternelle elle-même s’est enrichie de mots et donc de concepts empruntés à la langue arabe et aux autochtones. C’est ce qui permit à certains d’entre eux, après la destruction du comptoir, de s’intégrer à la société tunisienne et de trouver, auprès du pouvoir beylical et des élites, des emplois à la mesure de leurs compétences et de leur bilinguisme et de former le noyau central de la communauté chrétienne de Tunis, tout en gardant des liens avec ceux qui, partis de Tunisie, fondèrent trois villes sur la côte méditerranéenne, les « nouvelles » Tabarka, Carloforte, Calasetta et Nueva Tabarca.
 

Depuis 1741, date de leur départ, sinon de Tunisie mais de l’île de Tabarka, les « Tabarchini » n’ont rien oublié de leur histoire, ni des traditions acquises chez nous, et continuent ainsi par exemple à parler le « Tabarchino », et à fabriquer le grain de couscous.
 

Le conte théâtral écrit par Mme Fournier ouvre bien des horizons…
 

Entretien conduit par Mokhtar TRIKI.



 

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