Patti Smith : "Je ne me considère pas comme une musicienne".

By www.touwensa.net novembre 02, 2015 355

Touwensa (Agences) Mokhtar TRIKI

New York. Neuf heures du matin. Patti Smith est assise à une table du café ’Ino, au cœur de Greenwich Village. Avec son carnet, son stylo, une tasse de café, encore hantée par ce rêve qu’elle a fait quelques heures auparavant et dont elle n’arrive pas à se libérer : un cow-boy beau et culotté s’avançait vers elle en l’apostrophant : « Ce n’est pas facile d’écrire sur rien. »

Cette scène en forme d’aveu constitue le prélude de M Train, le nouveau roman de Patti Smith. Le café ’Ino n’existe plus, tout comme les visages de ceux qui accompagnent l’écrivain au fil des dix-huit chapitres-escales de ce poignant road book - Robert Mapplethorpe, William Burroughs, le guitariste punk-rock Fred « Sonic » Smith, son mari, disparu en 1994… Tous vivent désormais à travers sa plume, sa voix. À travers ces souvenirs qu’elle ne cesse de graver depuis 1975 sur des microsillons, des mots posés « sur des cahiers, sur la nappe en papier d’une table de bistrot », nous dit-elle, de sa voix androgyne…
 

Et, bien sûr, à travers ses Polaroid en noir et blanc qu’elle prend depuis toujours avec le même appareil, un vieux Land 250 de 1967, et qui illustrent M Train. L’héroïne sombre et fascinante du cultissime Just Kids (2010), best-seller qui a remporté le prestigieux National Book Award, n’en finit pas de séduire, y compris les jeunes générations. Ni de surprendre. On connaissait la chanteuse de Because the Night, la poétesse déclamant sur scène ses rimes incandescentes. On la retrouve voyageuse en quête des lieux qui ont compté pour elle et dont elle a voulu saisir la réalité : la Casa Azul de Frida Kahlo au Mexique, un café à Berlin, ou son bungalow à Rockaway Beach. À l’occasion de la sortie américaine de M Train et de la tournée des 40 ans de son premier album-manifeste, Horses, Patti Smith se raconte à travers ses prismes.
 

La poétesse vagabonde
 

« Je vis dans et à travers mes livres. J’ai passé dix ans à écrire Just Kids parce que Robert Mapplethorpe m’avait demandé de le faire à la veille de sa mort. C’est une fenêtre sur le New York des années 1960 et 1970, un encouragement pour les jeunes qui partent de zéro, une façon de leur faire ressentir que nous étions aussi vulnérables, tels Hansel et Gretel traçant leur voie. Quand j’ai rencontré Robert, j’étais une fille de 20 ans débarquant d’une usine du New Jersey, enflammée par le rock’n’roll et “les Illuminations” de Rimbaud… M Train est un livre différent, mystérieux, très libre dans le processus d’écriture. C’est un train dans lequel voyage mon esprit (« mind train »).
 

On croit que les choses n’ont jamais de fin, on voudrait tout garder, mais le changement est inévitable
 

Un récit de mes pèlerinages, de missions que je me suis données, de rituels à accomplir, comme de partir en Guyane à 30 ans pour ramasser des cailloux que je voulais donner à Jean Genet. Malheureusement il est mort avant que je ne puisse le faire. Il y a deux ans, j’ai fini par aller les déposer sur sa tombe, à Larache. Je vis dans un dialogue permanent avec les compagnons de route de ma vie et de mon imaginaire : William Blake, Murakami, Roberto Bolaño…, mon mari Fred « Sonic » Smith.Je l’ai rencontré en 1976, à Detroit, chez des amis. Nous nous sommes serré la main et j’ai su au premier regard que je l’épouserais. En 1978, alors que j’avais enfin un peu d’argent pour réaliser mon rêve - ouvrir un café à New York qui s’appellerait le Café Nerval -, Fred m’a imploré de m’installer avec lui dans un trou perdu du Michigan. J’ai quitté la scène. J’ai appris à cuisiner, à coudre et nous avons eu deux enfants. Ma vie n’avait jamais été aussi punk. J’étais heureuse. Seize ans plus tard, mon mari est mort. Il avait 45 ans. On croit que les choses n’ont jamais de fin, on voudrait tout garder, mais le changement est inévitable. Tous ces Polaroid que je prends sont une façon d’arrêter le temps. Mais ces images vieillissent elles aussi : elles prennent des rides, des cicatrices. Finalement, j’aime leur “non-pérennité”. C’est leur charme. »
 

La poétesse du punk
 

« Je ne me considère pas comme une musicienne. Je ne suis pas non plus comme Janis Joplin, une vraie chanteuse. Quand j’ai enregistré Horses, je ne savais rien d’un studio d’enregistrement. Je voulais tout donner de moi, je n’étais prête à aucun compromis ! En 1969, Robert Mapplethorpe m’a emmenée à un concert des Doors. En regardant Jim Morrison, j’ai eu une sensation étrange. Une voix me disait : “Tu es capable d’en faire autant !” J’avais 22 ans ; c’était terriblement prétentieux. Pourtant des amis comme Robert Mapplethorpe, William Burroughs et Sam Shepard me disaient que j’avais une âme de performeuse et insistaient pour que je compose. “Je ne veux pas être chanteuse, je veux être poète !”, ai-je crié un jour à Burroughs. Il m’a répondu : “L’un n’empêche pas l’autre.” Je n’oublierai pas cette phrase. C’est lui qui m’a poussée à dire mes premiers poèmes dans l’église St. Mark, à New York, en 1971. Lou Reed, Andy Warhol, Gregory Corso et Allen Ginsberg étaient là. J’étais impressionnée mais j’ai pris conscience de mon potentiel : je sais guider les foules, c’est un don inné. En tant qu’artistes, nous avons des quêtes à poursuivre… Tous ceux qui ont participé à l’album Horses étaient des idéalistes portés par l’urgence. Horses est né d’un enthousiasme et de poèmes que j’avais écrits à 20 ans. Mon premier but était de secouer la poésie, de la faire vibrer à travers quelques simples accords de guitare. Très vite, j’ai réalisé que je voulais bien plus : je voulais faire pulser à nouveau le cœur du rock’n’roll. »
 

 

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