Tunisie : Le paysage politique tunisien et l’idée du père

By Tunisie Numérique septembre 12, 2013 690

La personnalité tunisienne est le fruit d’un long et riche brassage racial, culturel et social. L’Histoire et la géographie en ont esquissé également les grands traits. Dans sa configuration politique, l’idée du père reste centrale. Le père fondateur, fédérateur, protecteur. La masse tunisienne semble plus sensible au leader politique dans ses habits de père spirituel qu’à l’homme politique drapé de son idéologie et son projet. Il ne s’agit point d’un besoin subconscient de tutelle mais d’une quête viscérale du guide paternel, plus rassurant et plus emblématique, dans lequel le peuple se reconnait et s’identifie et dont le discours et l’action incarnent  cet idéal populaire.

Les tunisiens sont orphelins de Bourguiba

Le « combattant suprême » reste bien présent dans l’imaginaire collectif et individuel et résiste tant bien que mal à l’œuvre de déconstruction. Bourguiba a le mieux et le plus représenté l’idée du père. Fort de sa légitimité historique et populaire, doté d’un esprit visionnaire et pionnier, il en a usé pour imposer sa manière de voir et construire, pierre par pierre, vaille que vaille,  le modèle de société qu’il a longtemps préconisé. Bourguiba a nourri et cultivé cette image. Il a été beaucoup plus père de la nation que Chef de l’Etat.

 La plus grande erreur de Ben Ali était d’avoir voulu gommer Bourguiba, en détricoter l’image aux yeux de l’opinion publique tunisienne pour établir son propre modèle dans le même schéma. Il a cherché à tuer le père pour en prendre la place. Il a lamentablement échoué. Les tunisiens ne lui ont pas pardonné cette obsession parricide. Pour preuve, onze ans après sa mort, et jusqu’à la chute de la dictature, les tunisiens n’ont pas fait le deuil de Bourguiba. Même dans sa tombe, Bourguiba continuait de défrayer la chronique, de surprendre partisans et adversaires, de toiser et de terroriser ses pires ennemi. Personne n’a su ou pu comment le tuer. Beaucoup s’étaient acharnés sur son cadavre, rivalisant de fourberie et d’imposture pour le défigurer, le déloger, l’exclure. En vain. Ni la dictature mauve ni la mouvance islamiste ne sont parvenus à le faucher de son piédestal, se cassant chaque fois les dents et les griffes sur les semelles de Bourguiba.

 Myopes, incapables de tirer les bons enseignements, imperméable au sens même de l’histoire, les ennemis jurés de Bourguiba n’ont pas le pouls du peuple. Ils n’ont jamais compris que l’œuvre de Bourguiba est en son peuple et qu’on ne peut effacer une icône sans la sublimer et sans s’en brûler les doigts. Paradoxalement, à force de vouloir le déboulonner, le démonter et érafler frénétiquement son nom, ils en ont ravivé le souvenir, rafraichi le lien et fertilisé la mémoire.  En fin limier, Bourguiba  n’a-t-il pas déclaré, en grandes pompes, le 12 avril 1975,  après avoir obtenu la présidence à vie : « Mon passage à la tête de ce pays le marquera d’une empreinte indélébile pendant des siècles« . Sacré Bourguiba, il voyait mieux, plus vite et plus loin.

 Bourguiba a rejailli de plus belle, après la révolution, défiant les Brutus de tous bords. La pensée de Bourguiba a refait surface, dans l’effervescence générale. La résurrection de Bourguiba, en souvenirs, en pensées, en images n’est-elle pas un verdict et une revanche de l’histoire ? Il rayonne encore et toujours, non seulement de par son image mais à travers son œuvre. N’en déplaise à ses détracteurs, la Tunisie d’aujourd’hui est l’héritage légué par Bourguiba.  Le modèle de société, L’Etat moderne, le droit à l’éducation, à la santé, le Code de Statut Personnel. Tout autant de gisements dont tout le monde a tiré profit mais dont certains esprits chagrins éprouvent un malin et non moins malsain plaisir à calomnier le bâtisseur.

 Ne dit-on pas que les grands hommes sont nés pour réparer les malheurs de leur siècle. Donc, un grand homme est avant tout un destin, non un concours de circonstances. N’est pas grand homme qui veut ! Bourguiba était de cette trempe, il a réparé maintes insanités et relevé moult défis, notamment la bataille contre le protectorat et la construction de la Tunisie moderne. On disait aussi que les pensées d’un grand homme sont fécondes non seulement entre ses mains mais dans les mains des autres. N’est-ce pas là le portrait tout craché de Bourguiba!

Les tunisiens sont à la recherche du père

A certains égards, les tunisiens sont tous orphelins de Bourguiba, non la personne mais surtout la symbolique, la vision, l’épaisseur et la densité. C’est la recherche du père. Un autre père dont les tunisiens ont besoin. Sinon comment expliquer que les deux hommes politiques tunisiens qui font actuellement la pluie et le beau temps sont les vieux briscards Béji Caid Essebsi (BCE) et Rached Ghannouchi ? Comment expliquer que, parti de rien, BCE a construit, en un temps record, une puissante machine politique (Nida Tounes) ?! Il ne s’agit pas uniquement de charisme, de destin national, de force de conviction ou de lucidité, mais notamment de cette idée du père qu’on recherche à travers les personnages et les postures. Dans ce cadre, il n’est pas interdit de penser que BCE a mieux compris la dimension paternelle, d’où son succès aussi rapide que fulgurant. Il n’est certainement pas fortuit que BCE ne rate aucune occasion pour s’afficher comme héritier naturel de Bourguiba, connaissant la symbolique et l’impact de ce type de filiation.

 C’est encore une fois sur l’idée du père que des partis, comme le CPR et Ettakatol, initialement promis à une grande carrière politique nationale, se sont fracassés. A l’image de Moncef Marzouki ou Mustapha Ben Jaafar, le père recherché a failli, par intérêt, par mépris ou par opacité. L’absence du père a précipité le dépérissement, la segmentation et la scission de ces deux partis. Aussi, l’état de dispersion de l’opposition classique tunisienne, miné par la course au leadership et à la guerre d’egos, ne traduit-il pas, dans une certaine mesure, une bataille rangée à la recherche du père, un père qui soit fédérateur derrière une alternative consensuelle et exaltante. Tant que le père ne jaillit pas de ses rangs, un homme de projet, de consensus et d’inspiration, l’opposition classique tunisienne restera dissipée, désarticulée et improductive. Un homme comme Chokri Belaid en avait l’envergure et la faculté. Malheureusement on l’a assassiné non pour ses défauts mais uniquement pour ses qualités, dont notamment la capacité à amener l’opposition classique à faire bloc derrière un projet rassembleur, une alternative politique forte et crédible.

 En conclusion, l’idée du père est un ferment de premier ordre dans l’architecture politique tunisienne et dans le subconscient des tunisiens. Un véritable leader n’est pas seulement une grande figure politique mais un père auquel le peuple se reconnait et s’identifie. Cette image compte plus que toute autre disposition, conditionne la réussite, car elle incarne l’idéal populaire tunisien.

 

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