Les alters du théâtre new-yorkais sont en France

Touwensa (Agences) Mokhtar TRIKI

De Richard Maxwell à Tina Satter, la scène expérimentale new-yorkaise entame un Toulouse-Gennevilliers-Strasbourg détonnant.

Le théâtre Garonne, à Toulouse, résonnait la semaine dernière d’un fort accent américain. Première étape de la tournée française du cycle New York Express, il accueillait des artistes à la voix qui porte: la bande de filles survoltées de la compagnie Half Straddle, drivée par Tina Satter, et la performeuse Okwui Okpokwasili à la conversation plutôt cash («C’est Internet, l’avant-garde, y’a tout là-dessus.» Et de décrire une vidéo super trash diffusée sur les réseaux.) Les tornades seront toute cette semaine au théâtre de Gennevilliers, puis au Maillon à Strasbourg du 5 au 11 avril, dans le cadre de la programmation itinérante dédiée à la scène expérimentale new-yorkaise, pensée avec le P.S.122, l’un des foyers du « Off-Off-Broadway ».
 

On peut donc y (re)voir Seagull (Thinking of you) de Tina Satter, qui impose un univers très visuel à partir de la déconstruction de La Mouette de Tchekhov, et qui avait déjà été montré en région, en novembre dernier. La venue de Bronx Gothic, solo performatif marqué par la puissante physicalité d’Okwui Okpokwasili, est une première européenne. Et Vision Disturbance mis en scène par Richard Maxwell, figure incontournable de la scène expérimentale américaine, d’après le texte de la jeune et talentueuse dramaturge Christina Masciotti, est une première française. «On a voulu sortir du cliché d’une émergence new-yorkaise plutôt paillettes, high-tech, très inspirée par Bob Wilson ou le Wooster Group. Mais aussi saluer la visibilité croissante des artistes féminines, ces dix dernières années», rapporte Stéphane Boitel, programmateur au théâtre Garonne. En trois pièces à peine, le défi est relevé.
 

Vision Disturbance, de Richard Maxwell et Christina Masciotti  
 

Vision Disturbance, pièce créée en 2010, est le premier texte signé par un tiers que Richard Maxwell, chef de file du théâtre expérimental new-yorkais, a porté à la scène.

Cette reconnaissance (et ce soutien) envers la jeune auteure Christina Masciotti ne fait pas mystère. Cette dernière offre à Richard Maxwell un dialogue brodé à l’économie qui correspond superbement à son univers, et notamment au ton neutre et monocorde quasi inflexible adopté par ses interprètes. Or, Christina Masciotti excelle à faire courir le sens entre les mots, à débusquer l’éloquence jusque dans les échanges les plus quotidiens et les maladresses langagières de ses personnages. Ici, une immigrée grecque control freak en cours de divorce noue une relation floue avec son excentrique ophtalmo, qui s’est mis en tête de soigner les troubles de la vision de sa patiente en lui faisant écouter Bach et Beethoven. Au texte, ici central, Richard Maxwell offre un écrin d’une précision redoutable, dans un espace dépouillé mais démultiplié par un jeu de perspectives qui interroge continuellement le point de vue du spectateur. S’il s’agit d’un minimalisme, c’est un minimalisme à tiroirs, orchestré par un maître de l’illusion.
 

Iconoclaste et complètement secouée, La Mouette de Tchekhov par Tina Satter est une leçon à plus d’un titre. Cette petite mort de l’adaptation d’un classique sur une scène contemporaine est une déconstruction en règle du texte original de l’écrivain russe, utilisé par bribes sur le plateau. Tout concourt à la réappropriation de la matière textuelle par la metteur en scène: les citations choisies, leur agencement anachronique, les répétitions… Mais surtout les allers-retours incessants entre les personnages de Tchekhov – qui forment, autour de l’aspirante comédienne Nina, une petite communauté d’artistes déchirée entre passion et ambition – et les six interprètes féminines de la compagnie Half Straddle, qui se glissent d’un rôle à l’autre. Au passage, Tina Satter opère une fructueuse mise en abîme de la notion de «théâtre dans le théâtre».
 

Et le Seagull de la new-yorkaise devient ainsi le champ de curieuses distorsions. La scène se meut régulièrement en concert heavy metal russophone, avec la complicité du compositeur Chris Giarmo. Les personnages – interprètes font des pauses pop-corn, s’envoient des textos; Nina (ou plutôt l’actrice Emily Davis) pousse vers le public un skateboard sur lequel trône un petit phoque en peluche avant de s’exclamer: « Avez-vous jamais rien vu d’aussi mignon?» (Grumpy Cat n’a qu’à bien se tenir). Avec Seagull (Thinking of you), Tina Satter impose un théâtre visuel nourri par une imagerie actuelle et foisonnante, incluant jusqu’aux mondes de la mode et de la Web culture.
 
Bronx Gothic, d’Okwui Okpokwasili

 

Marquée par une puissante physicalité et une violence qui, bien que légitime, a trop peu sa place au théâtre, Bronx Gothic, écrit et interprété par Okwui Okpokwasili, raconte l’éveil sexuel et l’amitié contrariée de deux jeunes filles de onze ans dans le Bronx. Et la jeune femme n’épargne pas grand-chose à son public. Il sera question d’amitié, mais aussi d’insultes, de viol, du goût du sperme et des rêves qu’une enfant tente de contrôler lorsqu’elle s’endort, en quête peut-être d’un nouvel espace de liberté. Sur scène, Okwui Okpokwasili est un choc, un corps immense qui s’impose par une danse qui lui est propre et qui confine à la transe; une voix rompue au jeu et au chant. Avec une certaine prise de risque – notamment dans l’articulation des séquences chorégraphiées, parlées et chantées –, la jeune femme porte le one-woman-show, dont elle utilise certains codes, bien loin de la sphère du divertissement. On peut regretter une mise en scène et une bande son par endroits un peu trop appuyées, et dont on peine parfois à percevoir la valeur ajoutée. Mais ce travail sur les marges, non aseptisé et porté par une interprète de l’envergure d’Okwui Okpokwasili, est trop rare pour ne pas être vu, et salué.
 

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