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Touwensa (Agences) Mokhtar TRIKI
L'auteur de Cent ans de solitude, Prix Nobel colombien de littérature, considéré comme un des plus grands écrivains de langue espagnole, est décédé jeudi à l'âge de 87 ans.
D'où vient l'écriture? Chaque écrivain donne à cette question une réponse qui ne tient qu'à lui. Gabriel Garcia Marquez aimait à répéter que sa vocation littéraire lui venait sans doute de son père, lecteur vorace, excellent joueur de violon, poète à ses heures et télégraphiste d'Aracataca, minuscule village de la zone torride atlantique de Santa Marta, en Colombie. Ajoutons à cela sa peur très forte du noir, héritée de son enfance, plus exactement de sa grand-mère galicienne. Élevé par ses grands-parents dans une maison étrange, prodigieuse et immense, le jeune Gabriel se souvint toute sa vie d'une double éducation. D'un côté son grand-père, représentant de la sécurité absolue, occupant un emploi politique modeste dans un bureau municipal, son cher ami, son compagnon, «le personnage le plus important de ma vie», confia-t-il un jour… De l'autre, une grand-mère agitée, nerveuse, imprévisible, sujette aux attaques et aux hallucinations, qui venait la nuit rôder sur la pointe des pieds dans la chambre du jeune garçon pour lui raconter des histoires toutes plus épouvantables les unes que les autres.
Gabriel Garcia Marquez soutenait qu'il n'inventa jamais rien: «Je n'écris que sur ce que je connais, sur des gens que j'ai vus.» Né à Aracataca, un 6 mars 1927, il ne fit rien d'autre en effet que de transformer son petit village et ses habitants en un lieu mythique, connu aujourd'hui de la terre entière sous le nom de Macondo. Macondo est partout et nulle part. D'un côté les dunes et les marais, de l'autre, la sierra ; il n'est sur aucune carte mais ressemble pourtant en bien des points à Aracataca: traversé par les guerres, longues et douloureuses, prospère au temps de la «fièvre de la banane», détruit par les vieilles rivalités familiales, le banditisme, les pluies, la sécheresse ; un village redevenu poussière sur lequel plane encore la sombre présure d'une faute collective non exorcisée…
D'où vient l'écriture? De l'enfance, certes. Mais de la vie aussi. Celle de Gabriel Garcia Marquez fut houleuse, complexe, labyrinthique, marquée par un travail acharné. Après des études chez les Jésuites à Bogota et à Carthagène, Gabriel Garcia Marquez exerça divers métiers et parcourut différents pays.
Reporter puis rédacteur à El Espectador, quotidien libéral de Bogota, il fut correspondant de presse à Rome puis à Paris, où, faute d'argent, il vécut dans un sinistre hôtel de la rue Cujas, en plein Quartier latin, sans jamais payer son loyer. Au Mexique, il gagna sa vie en écrivant des scénarios pour le cinéma dit d'avant-garde, et ouvrit à Bogota un bureau pour la nouvelle agence cubaine Prensa latina, en 1959, peu de temps après l'entrée de Fidel Castro dans La Havane. Cette expérience très personnelle de la vie forme le cœur même d'une œuvre qui reste une pertinente réflexion sur l'énigme humaine du pouvoir, sur sa solitude et sa misère.
Il redonna au roman colombien ses lettres de noblesse
Lorsque Gabriel Garcia Marquez revint en Amérique, il dut faire face au grand désarroi de la littérature colombienne de son temps. Depuis José Eustasio Rivera, aucun narrateur n'avait su s'imposer et la société colombienne stagnait dans le conservatisme et le traditionalisme. Gabriel Garcia Marquez fut incontestablement celui qui redonna au roman colombien ses lettres de noblesse.
Entre 1955 et 1962, il publia une série d'ouvrages qui connurent des succès plus ou moins importants: Des feuilles dans la bourrasque, Pas de lettre pour le colonel, Les Funérailles de la Grande Mémé, La Mala Hora. Tous contenaient déjà en germe ce qui devait faire par la suite la qualité fondamentale de sa vaste littérature: une atmosphère fantastique à laquelle se mêlent chansons de geste et chroniques ordinaires.
Jeune écrivain, Gabriel Garcia Marquez ne cessait de répéter qu'il voulait «mettre tout ce qu'il savait dans un livre». Longtemps, il crut que ce livre aurait pour nom La Mala Hora, il s'appela finalement Cent ans de solitude. Publié en France, dans l'indifférence la plus totale, en mai 1968, il porta son auteur au sommet de sa gloire.
L'histoire du colonel Buendia, mais aussi de toute sa famille, depuis la fondation de Macondo jusqu'au suicide du dernier des Buendia, une centaine d'années plus tard, changea radicalement la vie de Gabriel Garcia Marquez, qui draina dans son sillage ce que certains appelèrent alors le «boom » de la littérature latino-américaine.
Des êtres et des épisodes fantasmatiques
Incontestablement, Vargas Llosa, Cortazar, Fuentes, Elizondo, Bryce Echenique, Sabato, Borges, d'une certaine manière, et d'autres profitèrent de l'immense retentissement de Cent ans de solitude.
Que retenir de cette œuvre, forte d'une vingtaine de volumes? Deux aspects. Le premier est lié aux êtres et aux épisodes fantasmatiques: une galerie de portraits, de singulières atmosphères. C'est un vieillard doté d'ailes immenses, des hommes et des femmes à cheval qui tournent autour d'un kiosque à musique dans un village englouti ; c'est le Saint-Père qui traverse la forêt vierge sur une gondole noire ; l'aïeule despotique, directrice d'un lupanar ambulant, qui oblige sa petite-fille Erendira à se prostituer ; c'est une amante-enfant qui, enfermée dans un couvent, aime d'un amour effréné son exorciste don Cayetano Delaura. La liste n'est point close… Deuxième thème, celui de la politique et de l'engagement. L'Aventure de Miguel Littin. Clandestin au Chili(1985) raconte l'histoire d'un metteur en scène chilien interdit de séjour dans son pays et qui, rentré clandestinement, tourne, jusque dans le palais présidentiel, la réalité du pays sous la dictature. Journal d'un enlèvement relate l'enlèvement de Maruja Pachon et de huit autres personnalités par le bras armé du cartel de Medellin, en septembre 1990.
Dans ce deuxième volet de son œuvre, qui tient plus de la dignité que de l'héroïsme, Gabriel Garcia Marquez s'interroge sur ce qu'il appelle «la validité et l'utilité de la création dans une lutte politique».Vaste question que nous ne résoudrons pas ici…
Il finit par mélanger politique et littérature
C'est dans le droit fil de cette réflexion qu'il faut situer sa longue amitié avec Fidel Castro, qui lui fut tant reprochée et sur laquelle il ne donna que des explications peu convaincantes. Devenu ambassadeur volant dans la zone caraïbe, pour des missions «diplomatiques secrètes», ami de Torrijos et de Carlos Andrés Pérez, d'Alfonso Lopez Michelsen et des sandinistes, le Prix Nobel de littérature 1982 finit par mélanger politique et littérature, et ses dernières œuvres, à commencer par ses Mémoires, furent on ne peut plus décevantes. Gabriel Garcia Marquez voulait que le monde devienne socialiste, et ajoutait (en 1982): «Je crois qu'il le sera tôt ou tard.» Il disait aussi: «J'ai des idées politiques bien établies, mais mes idées littéraires changent selon ma digestion.» Nous lui préférons les déclarations d'un autre grand écrivain de langue espagnole, Jorge Luis Borges, à qui on demandait quelle était sa plus grande ambition littéraire et qui répondait: «Écrire un livre, un chapitre, une page, un paragraphe, qui soit tout pour tous les hommes.» Gabriel Garcia Marquez a évidemment réalisé ce souhait avec Cent ans de solitude. Quant au reste, la gloire qui lui est tombée «dessus comme une chose non recherchée et indésirable» et ses œillères politiques l'ont empêché d'écrire l'œuvre qu'on pouvait attendre de lui. Gabriel Garcia Marquez est bien l'auteur d'un seul livre.
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