Bob Dylan, une histoire américaine

Tabarka-Touwensa : Mokhtar TRIKI

L'année 2013 marque le vingt-cinquième anniversaire du Never Ending Tour, cette tournée sans fin qui voit Bob Dylan sillonner les routes avec une application maniaque depuis la moitié de sa carrière.

Avec une moyenne de cent concerts par an, le septuagénaire fait preuve d'une frénésie dont aucun de ses pairs de la même génération ne peut se targuer: les Rolling Stones, Paul McCartney ou Neil Young continuent certes de se produire, mais l'âge venant ils ont ralenti les cadences.

L'homme est à Paris pour trois soirs, dans le cadre du Grand Rex, une salle dans laquelle il n'a pas joué depuis… 1990. Il va recevoir demain la Légion d'honneur des mains Aurélie Filippetti. Cette décoration qui avait suscité une vive polémique au printemps dernier, ne figure pourtant pas à l'agenda officiel de la ministre. Un souci de discrétion dû à l'artiste.
 

Qu'il soit honoré ou non, qu'il ait un album à promouvoir ou pas, Dylan passe le plus clair de son temps à voyager, flanqué d'un groupe dont la structure n'a guère changé depuis 1988: un combo resserré autour de lieutenants de haut vol comme Tony Garnier (basse) ou Charlie Sexton (guitare). Le guitariste français Freddy Koella fit partie de cet orchestre à l'ancienne entre 2003 et 2004. Avec eux, Dylan produit une musique telle qu'on aurait pu l'entendre dans un bar louche de n'importe quel bled du Midwest dans les années précédant l'invention du rock'n'roll. À cette différence près qu'il est un de ceux qui, avec quelques autres, ont mis au point le rock moderne dans les années 1960.
 

Bob Dylan n'a que faire des étiquettes. S'il a passé les dernières décennies à se rendre aussi insaisissable, c'est aussi pour ne pas avoir à répondre aux attentes délirantes d'un public qui a fait de lui l'objet d'une idolâtrie démesurée. Traité de Judas dès 1966 pour être monté sur scène avec une guitare électrique alors qu'il était le symbole du folk engagé, le chanteur n'a eu de cesse de déconcerter depuis, quitte à user la patience des plus patients de ses exégètes.
 

Phénix du rock
 

Tout ça parce que Robert Zimmerman, fils d'un vendeur en électroménager du Minnesota, a refusé d'être considéré comme le prophète d'une génération - les hippies - qu'il méprisa avec toute la morgue dont il est capable. Fils spirituel de Woodie Guthrie, il s'est toujours considéré comme le descendant des auteurs de la beat génération, du surréalisme, ou de la poésie de Mallarmé et Rimbaud. Même s'il a abandonné les protest-songs depuis 1964, troquant les paroles à dimension sociale pour des textes personnels et imagés, Dylan continue d'être perçu comme un vieux barde folk s'époumonant dans un harmonica par une frange importante de la population mondiale, qui a préféré le figer dans cette image plutôt qu'essayer de le suivre au gré de ses réinventions successives en rock star provocatrice, père de famille tranquille, apôtre de la tradition ou chroniqueur désabusé de l'Amérique.
 

En 1978, dans une volte-face spectaculaire, il se présente sur scène entouré d'un grand orchestre avec choristes et arrangements dégoulinants façon Elvis à Las Vegas. Il devient alors un client particulièrement difficile à défendre, y compris par les bataillons de fidèles qui l'avaient jusqu'alors suivi comme le Messie. À la fin d'une tournée mondiale, ce juif d'origine ukrainienne et lituanienne vire chrétien, ascendant dévot. Les disques qu'il enregistre entre 1979 et 1981, empreints de références bibliques et de sonorités gospel figurent parmi ce qu'il a fait de pire. La décennie 1980 manque de lui être fatale, entre albums surproduits et concerts catastrophiques.

Au Live Aid, en juillet 1985, il apparaît titubant et blafard, visiblement pris de boisson lors d'un concert retransmis dans des millions de foyers. Il touche le fond, lors d'une tournée avec les vétérans du Grateful Dead deux ans plus tard, avant de renaître de ses cendres.
 

Le salut viendra des vieux copains George Harrison et Tom Petty, qui l'enrôleront dans l'aventure aussi éphémère que triomphale des Traveling Wilburys. Après des chansons sans souffle ni inspiration, Dylan signe son retour, dans sa veine acide et pleine d'humour. Et on comprenait encore ce qu'il chantait. Le sursaut sera encore plus marqué dans une poignée d'albums qu'il aurait pu graver à ses débuts mais qu'il confectionne la cinquantaine venue: deux recueils de chansons traditionnelles enregistrées dans un dépouillement acoustique qui lui permet de retrouver les racines de sa musique.
 

À l'heure où sort Time out of Mind, en 1997, Bob Dylan est (re)devenu une référence absolue et un des rares vétérans du rock encore capables de faire l'événement à chaque disque. Avec Modern Times, en 2005, il réalise même une des meilleures ventes de sa carrière.
 

L'intégrale qui sort aujourd'hui - sa première, riche de 41 albums dont 35 en studio - est astucieusement sous-titrée Volume 1. Où l'on s'aperçoit que même les disques les plus atroces du bonhomme abritent au moins une superbe chanson: Every Grain of Sand (Shot of Love, 1981)Brownsville Girl(Knocked Out Loaded, 1986) ou Death is not the End(Down in the Groove, 1988). Des chansons que Dylan est susceptible de faire ressortir de son chapeau, l'air de rien, et que même les plus aguerris mettent trois bonnes minutes à reconnaître.

 

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