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Dans «Spectre», 007 ne boit plus. Ou presque. Vodka, champagne, gin, bière, vermouth et spiritueux n'occupent plus la vedette. Du moins, pas à l'écran...
Au moment précis où la loi Evin risquait d’être détricotée, on nous annonçait pour 007 Spectre, vingt-quatrième film officiel de la saga Bond, des raz de marée d’une vodka franco-polonaise et la présence d’un très grand cru, «classé A», de Saint-Émilion. Sans oublier, pour la route, le cocktail semi-italien shaker sans cuillère, une bière industrielle d’Europe du nord et un effervescent champenois de derrière les fagots.
L’outrage serait manifeste et le délit constitué. Nous attendions la réaction de l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie, cette Anpaa qui, au nom des pouvoirs publics et de la loi Evin, n’a pas craint d’attaquer devant les tribunaux français le whisky écossais demi-genre Monkey Shoulder (triple malt) et son marketing sans vergogne.
Mais la perfidie d’Albion est décidemment sans nom: Spectre, qui engrange déjà de considérables recettes, a cette fois fait une croix sur les ivresses alcooliques, à l'écran du moins. Avec une quadruple dose d’humour en prime. L’ouverture mexicaine, somptueuse, avec un cigare entre les mâchoires d’un squelette; le cocktail sans alcool et multivitaminé servi par le barman d’une clinique autrichienne; l’interdiction faire à Léa Seydoux de toucher au Vodkini tassé de la voiture-restaurant du train du désert; le dernier verre (de champagne) du condamné refusé par Bond avant de pénétrer dans le repaire d'Ernst Stavro Blofeld.
Hors l’humour, comment comprendre cet assassinat d’une poule aux œufs d’or? Il reste les montres bien sûr, celles qui signent la réussite d’un homme, et les bolides, qui l’aident à séduire. Idem pour les armes. Mais pourquoi cette croix sur l’alcool? On peut y voir un chemin vers la rédemption. Ou un nouveau piège, capitaliste et publicitaire.
Vieille et riche histoire
James Bond et l’ivresse alcoolique, c’est déjà une très vieille et riche histoire. Chacun sait, depuis Jules Maigret, que l’alcoolisme de l’officier de police judiciaire est un grand classique. Sherlock Holmes et les opiacés avaient ouvert une autre voie, plus spécifiquement britannique. Suivirent d’innombrables polars et, bien évidemment, l’œuvre de Frédéric Dard. Les héros sont aussi victimes d’autres addictions, sexuelles notamment (Maigret et Holmes exceptés). Ces assuétudes aident à l’identification et potentialisent les prises de risque. Mais quand Maigret se contentait de Vouvray, de Sancerre, de demis de bière et de quelques fines, 007 devient le symbole de son époque: toujours au service de sa Gracieuse Majesté, l’agent secret devient, à l’écran, un agent publicitaire.
L’inflation, on le sait, est une règle des séries, et les spécialistes de Bond observent une augmentation considérable de l’éventail et du volume de ses consommations. Les onze «unités» de Sean Connery dans Dr No (1962) sont depuis longtemps dépassées. Oubliée l’abstinence relative de Roger Moore (L'Homme au pistolet d'or) depuis les multidoses absorbées par Daniel Craig. Des études médicales ont été menées, montrant le degré de la pente vers la dépendance de l'agent 007. Et, de ce point de vue, les tremblements de Skyfall témoignaient de l’approche de la fin (ou de l’urgence d’une cure). Il faut, sur ce thème, se reporter à la minutieuse enquête de trois médecins britanniques, publiée dans le British Medical Journal sous le titre «Were James Bond’s drinks shaken because of alcohol induced tremor?».
On pourrait certes ne voir là, comme dans Mad Men, qu’un formidable ressort tragique: mais jusqu’où vont-ils pouvoir aller dans leur alcoolo-tabagisme? Tel n’est pas vraiment le cas avec 007. Là où la série américaine met en abyme, Bond est avant tout un héros du placement de produits. Si James succombe de plus en plus tôt aux alcools forts, aux spiritueux (et à la bière), c’est moins à cause de sa dépendance que de l’appétit des producteurs pour les sponsors (et réciproquement). Avec une nuance de taille: à la différence des montres et des bolides du héros, ses boissons alcooliques sont à la portée de toutes les bourses. Et les étiquettes se bousculent pour être présentes au bar, comme en témoigne le magazine britannique spécialisé en marketing The Grocer.
Ces dernières mois, un teasing sans nuances annonçait la passion de 007 pour une vodka polonaise de luxe (300 euros les 6 litres). Une boisson dite d’exception (distribuée par LVMH) –une vodka qui était «heureuse de collaborer avec EON Productions, Albert R. Broccoli, Metro-Goldwyn-Mayer Studios et Sony Pictures Entertainment» pour assurer la promotion de Spectre. Une collaboration qui comprenait des bouteilles collector et une campagne de publicité mondiale. La potentialisation, expliquait-on, de la sophistication et de la cool attitude: «Excellent Choice, Mr Bond!». Une initiative que l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie confie ne pas pouvoir attaquer. Au motif, notamment, que le site est en «.com» et que le texte est en anglais.
Fin d'un cycle
Il existe aussi, pour spécialistes avertis, un autre clin d’œil dans Spectre. C’est dans la voiture restaurant du train du désert. On peut voir, pendant une demi-seconde, la moitié d’une étiquette (millésime invisible) de Château Angélus. Soit le vin d’un domaine bordelais qui doit son nom à la situation de son vignoble: les ouvriers agricoles peuvent y entendre sonner les clochers de l'Angélus des trois églises environnantes, la chapelle de Mazerat, l'église de Saint-Martin-de-Mazerat et celle de Saint-Émilion.
Placement de marque? «Nullement, explique à Slate.fr la fille de M. Hubert de Boüard de Laforest, aujourd’hui à le tête de ce prestigieux domaine (trente-neuf hectares de merlot et de cabernet franc). Nous sommes amis avec Barbara Broccoli et Michael G. Wilson (co-producteurs du film) et il n’est ici aucunement question d’argent entre nous. Nous sommes très heureux de cet échange.»
Rien ne permet d’affirmer que cette présence aura un impact notable sur les ventes, mais c'est bien le seul cas. C’est ainsi que Spectre marque la fin d’un cycle, et que Daniel Craig nous quitte au moment précis où les marques d’alcool «signées Bond» disparaissent des écrans de cinémas pour mieux envahir ceux des tablettes. C’est aussi le moment où, en France, un lobbying apolitique est sur le point de parvenir à détricoter un pan entier de la loi Evin. Il s’agit, en substance, de permettre aux journalistes de ne plus être corsetés dans leurs écrits sur le tourisme associé à certaines boissons alcooliques –en attendant les films en faisant la promotion? «Une catastrophe», selon la ministre de la Santé Marisol Touraine.
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