Le voile, le burkini : quand l'homme s'habille et quand la femme se couvre

By Rédaction en ligne octobre 17, 2016 903

LE PLUS. A partir de quel moment se sent-on nu ? La réponse à cette question est simple : on devient nu dès le moment où l’on commence à se couvrir, décrypte Lilia Bacha, auteur de "Le regard en-péché". Elle propose une lecture différente du voile et de la nudité.

Si vous demandez à une musulmane pourquoi elle porte le voile, la burqa ou le burkini, elle vous dira que c’est sa religion qui le lui dicte. Si vous lui demandez encore pourquoi, à son avis, la religion lui demande une telle chose, elle vous dira probablement que c’est pour éviter de susciter le désir des hommes. Pourtant, si vous lui retirez son voile, si vous lui découvrez la tête, elle ne se souciera ni de la religion ni du désir des hommes : son premier sentiment sera  de se trouver nue.

A partir de quel moment se sent-on nu ? La réponse à cette question est simple : on devient nu dès le moment où l’on commence à se couvrir. Quand nous couvrons un corps, nous admettons que ce corps nous "regarde" : qu’il ne nous est pas indifférent.

Chez l’espèce humaine, on est nu depuis toujours – puisque l’on a commencé à se couvrir dès le commencement, c’est-à-dire avec Adam et Eve :

{Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes[1]}.

La partie du corps que l’on couvre portera l’œil, qui, depuis ce corps, nous regarde.

Nous portons certains vêtements comme on baisse une paupière

Certes, toute partie du corps couverte dans l’unique but de la cacher s’imprègne de nudité, mais le plus souvent, c’est au niveau des parties sexuelles que nous avons placé cet œil, et nous portons certains vêtements comme on baisse une paupière : pour donner du sens à notre corps. Ce choix s’explique principalement par le fait que les parties sexuelles soient les attributs féminins et masculins les plus immédiatement perceptibles. En les couvrant, c’est la différence sexuelle qui est sublimée, ce qui a pour effet d’exalter le désir. En réalité donc, on se couvre pour se rendre "désirable", mais pas au sens strictement sexuel, même si cela en a les apparences. Il y a donc une différence entre le fait de s’habiller et le fait de se couvrir. S’habiller implique l’expression d’une appartenance sociale et culturelle. Cet acte a pour but d’afficher un parti-pris, la revendication d’un style vestimentaire donné etc. Se couvrir, en revanche, indique (en plus de se protéger du milieu extérieur) quelles parties du corps on a choisi de "sacraliser".

Il est important de comprendre cela avant de traiter des problématiques liées au vêtement féminin chez les musulmans. Cela vaut pour les non musulmans, mais aussi et surtout pour les musulmans eux-mêmes. Il serait bon d’admettre enfin qu’originairement, le voile, la burqa et le burkini n’étaient pas des habits, qu’ils n’avaient pas pour fonction de montrer une quelconque appartenance religieuse et qu’ils n’étaient, en aucun cas, des signes. Ces accoutrements (qui se portent généralement par-dessus les vêtements) restent encore de simples couvertures pour la majorité des musulmanes qui les portent. Pour elles, le voile n’est qu’un slip supplémentaire ; si on les en prive, elles se sentent dénudées. C’est seulement à partir de cette fonction primaire que les voiles sont déclinés, par la suite, selon les différentes modes et cultures.

"tout ce que la pudeur ne permet ni de voir, ni de faire voir"

Toutefois, ces voiles sont devenus des signes religieux. D’abord pour ceux qui ne les ont pas adoptés – dont une grande part de musulmans, comme par exemple en Tunisie où l’on désigne la femme voilée par "religieuse", mutadayyina. Ensuite, pour ceux qui les ont choisis, ces voiles expriment de plus en plus la revendication d’une identité arabo-islamique. Mais cette manière d’envisager les choses est faussée, car quand on décrète que le voile est islamique, au lieu d’associer un "habit" à une religion ou à une culture (ce qui serait normal), on y attribue un degré de nudité, c’est-à-dire un principe corporel. Ce glissement est dangereux, puisque le degré de "musulmanité" ou d’"arabitude" se mesure, par conséquent, par rapport à la surface du corps à couvrir. Voilà pourquoi aujourd’hui, et dans le contexte actuel, une phrase comme :"en France, on ne couvre pas les femmes" dépasse une simple description et signifie plutôt : "En France, on n’est pas musulman". Voilà pourquoi encore la proposition d’un espace nudiste à Paris sonne désormais comme une opposition silencieuse à une culture "arabo-islamique" ressentie comme envahissante.

Même si cela ne résout pas cette question de l’acceptation de "l’autre" dans notre société, il serait peut-être utile de reconsidérer le premier sens des voiles que nous évoquons ici, ne serait-ce que pour faire un véritable choix en les acceptant ou en les refusant, et ne serait-ce que pour savoir exactement ce que nous acceptons ou refusons. A quel point sont-ils arabes ou islamiques ? Pourquoi sont-ils réservés aux femmes ?

Un mot arabe et islamique, désigne ce qui, dans le corps, est nu, ‘awra [عÙ�Ù�رة] : "tout ce que la pudeur ne permet ni de voir, ni de faire voir[2]". Ce qui est intéressant, c’est le sens littéral de ce mot : borgne[3]. Ainsi, on est face à cette même essence universelle de la nudité qui reposerait sur la combinaison d’un œil ouvert et d’un œil fermé.

Un "lui" et un "elle"

Un autre point attribué à l’islam n’est pas proprement islamique. Chez les musulmans, le corps féminin est plus ‘awra qu’un corps masculin, au point de parfois confondre la femme elle-même avec la ‘awra et de la voiler entièrement. Si vous demandez aux femmes voilées pourquoi elles seraient plus ‘awra que les hommes, elles expliqueront cela, une fois encore, par le désir masculin. Pourtant, l’assimilation de la nudité au féminin n’est pas restreinte à cette culture.   

Couvrir le corps est une mise à distance du corps, ce qui en définit la sacralité. Autrement dit, plus le corps est ‘awra, plus il est sacré. Or, l’espèce humaine se divise en êtres profanes, les fils d’Adam et êtres sacrés, les filles d’Eve. Je m’explique : l’être humain se perçoit comme l’infini (l’âme) piégé dans quelque chose de fini (le corps) ; pour lui, la seule manière de concilier ses deux contraires est d’être deux : un "lui" et un "elle". Le "lui" représente sa part visible, touchable et proche, considérée comme masculine. Le "elle" représente sa part invisible, intouchable et lointaine, ressentie comme féminine. On retrouve l’idée dans les mythes de la création. Il y a un "lui" et un "elle" en chacun de nous, que nous soyons des hommes ou des femmes, mais la confusion est vite faite entre le "lui" et les hommes, le "elle" et les femmes. Les hommes sont donc associés à notre racine concrète ; les femmes, elles, représentent notre versant sacré et ce qui nous transcende.

Le corps "sans habits" sera celui du "lui", un corps qu’il suffira d’habiller ; mais le corps nu, ce corps qu’il faudra "couvrir", ce corps sacré qui nous regarde et qui a été mis à distance, c’est le "elle" qui le porte, parce qu’il est seul à pouvoir contenir son œil ouvert. Ceci explique que la nudité soit devenue un attribut féminin, et comme la nudité implique le fait de se couvrir, le voile aussi est un attribut féminin :

{la chevelure lui a été donnée en guise de voile […] La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu’il est déshonorant pour l’homme de porter les cheveux longs […] Toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef […] L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête[4]}.

Dans un pays libre, on respecte les mêmes principes

Toute femme qui porte un voile se met dans la peau du "elle". Le tout est d’être conscient de cela. On peut dire que toute femme qui porte le voile partage les mêmes valeurs que bon nombre de personnes qui se croient d’une autre culture, bien plus que celles de personnes de la même origine ou religion qu’elle. Le voile peut prendre plusieurs aspects : il est tout ce qui couvre. Quand Coco Chanel juge inélégant de raccourcir les jupes (à tort ou à raison), elle est consciente de décider elle-même de ce qui devra être considéré comme nu chez la femme. C’est ce choix, en pleine conscience, que devraient pouvoir faire toutes les femmes aujourd’hui, sans qu’on vienne leur dire si elles doivent se couvrir (religion ?) ou se découvrir (république ?).

Que l’on soit pour ou contre le voile, il est indécent d’utiliser quelque chose qui est de l’ordre de l’intime pour revendiquer une identité, en ce qui concerne les uns, et pour imposer ses valeurs, en ce qui concerne les autres. Les premiers ont la possibilité d’exprimer leurs appartenances à travers de "vrais habits". Les seconds devraient se rappeler que si la religion et l’état ont été séparés, c’est précisément pour éviter une dictature des valeurs.

Et oui, dans un pays libre, on respecte les mêmes principes, comme la liberté, comme l’égalité, comme l’intégrité, comme les droits fondamentaux, mais non, dans un pays libre, on n’est pas obligé d’avoir les mêmes valeurs. Un principe est originel, il est au fondement de la chose. Une valeur est relative : elle est ce que la chose vaut à nos yeux. Alors ne bafouons pas les principes de tout le monde au nom des valeurs de certains.   

[1] A.T. Genèse, chap. 3 : "Adam et Eve chassés du jardin d’Eden".

[2] A.F. Kazimirski & A. de Biberstein, Le Kazimirski, Arabe-Français, Beyrouth, Dar Albouraq, 2004, p. 405.

[3] Ibn Mandûr, Lissãn Al-'arab [13e s], Beyrouth, Dar Al Jabal, Dar Lissãn Al-'arab, Youssef El Khyyat, 1988. ‘Awra viendrait de ‘awar, qui signifie la perte du sens de l’un des deux yeux, ou le fait d’être borgne. A.F. Kazimirski & A. de Biberstein, Le Kazimirski, op. cit.

[4] N.T. Corinthiens I, chap. 11 : "L’homme et la femme devant le Seigneur".

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