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La cellule "communication" de l'État islamique inonde le Net de spots de propagande. Un livre et un documentaire les décortiquent.
Critique aux Cahiers du cinéma, dont il fut le rédacteur en chef de 1965 à 1973, réalisateur d'une vingtaine de films, parmi lesquels figure l'inoubliable La Cécilia, consacré à une communauté anarchiste fondée par des exilés italiens au Brésil à la fin du XIXe siècle, Jean-Louis Comolli fait partie de ces hommes pour qui le septième art ne saurait être réduit au rang de simple divertissement.
"Tout film a une intention politique, pour ne pas dire philosophique", explique le cinéaste de 75 ans, qui a fait l'apprentissage de la vie, dans les années 60, en regardant des longs-métrages dans les salles obscures du Quartier latin. Pour lui (comme pour ses camarades des Cahiers, Jacques Rivette ou Luc Moullet), "l'esthétique et l'éthique sont indissociables". C'est fort de ce credo qui, à ses yeux, fonde l'acte de foi de toute pensée cinéphilique qu'il s'est plongé dans l'analyse filmique des "productions" cinématographiques de Daech.
L'État islamique ne se contente pas d'utiliser le cinéma à des fins de propagande, vantant ses services "sociaux" (alimentation, santé, hygiène). Il ne tente pas non plus de mettre en scène, par ses clips, la "dignité" retrouvée de celles et ceux qu'il décrit comme des "opprimés". Les djihadistes développent, au contraire, un catalogue de films d'une extrême brutalité. C'est pour comprendre ce qui pousse des hommes à enregistrer ces images "gores" mais aussi les raisons de leur incroyable succès sur les réseaux sociaux que Jean-Louis Comolli a écrit un essai percutant*.
Un cinéma doublement pervers
Réalisateur multi-primé (il est notamment lauréat du prix Albert Londres), Alexis Marant, a, lui aussi, voulu saisir ce qui avait poussé Daech à devenir le "nouveau méchant de Hollywood, celui que l'on adore détester et qui ne demande pas mieux…". C'est peu après l'exécution filmée du journaliste américain James Foley que l'idée d'un film documentaire** s'est imposée à lui. Débutant ses recherches à l'automne 2014, il commence à amasser les films et à en décortiquer le montage. Surtout, il rencontre quelques-uns des techniciens qui œuvrent dans ce "petit Hollywood" de la terreur. Tel Tarek, ancien responsable du bureau des médias de Daech à Raqqa, en Syrie. Tel encore Zyad, l'un des caméramen de l'organisation djihadiste. Ou Abou Missab, l'un des formateurs de ses forces spéciales, qui est aussi, d'une certaine manière "metteur en scène".
"Tuer et filmer. Filmer et tuer. Les deux actes sont synchrones", ecrit Jean-Louis Comolli. "Daech n'est pas le premier à en jouer. Al-Qaïda l'avait fait, quoique de façon moins systématique et en s'attaquant d'abord aux représentants de l'Occident. (...) Daech n'a donc rien inventé. Mais (...) Daech, en phase avec son temps, exploite et maîtrise l'immédiateté du numérique", poursuit-il. Dans le livre Al-Qaïda par l'image, paru en 2013 dans la collection dirigée par Gilles Kepel, Abdelasiem El Difraoui relevait déjà l'omniprésence de la violence et de la représentation complaisante d'actes cruels. "Le recours (d'Al-Qaïda) aux images et sons de propagande s'est vite centré sur les destructions, les explosions, les exécutions, les tortures... Bref, sur ce qu'il pouvait y avoir de plus spectaculaire dans les actions de ces combattants en Afghanistan, puis en Irak", écrivait Abdelasiem El Difraoui.
Enregistrer et diffuser de telles images apparaît, aux yeux de Comolli, comme doublement abject. Non seulement parce que ces vidéos mettent à mal la dignité humaine. Mais plus encore parce que cette manière d'envisager le cinéma dénature la raison d'être du septième art.
Insondable nihilisme
"Le cinéma a été inventé pour filmer la vie et a toujours jeté un défi à la mort en offrant une forme d'éternité aux acteurs", énonce Jean-Louis Comolli, comme en écho à Pasolini, Garrel ou encore Bellochio. En retournant cette proposition, Daech pervertit la raison d'être de ce médium. "Cette violence symbolique annule tout espoir et illustre la volonté de ce groupuscule extrêmiste de nier le passé, comme ils le font déjà en cassant les musées ou les monuments", complète l'essayiste. "Ce faisant, l'organisation État islamique a le fantasme de toute-puissance de contrôler l'imaginaire des vivants", ajoute-t-il.
Ce constat semble d'autant plus l'accabler que Jean-Louis Comolli est né en Algérie et y a vécu pendant vingt ans, baigné dans cette culture musulmane dont se revendiquent, en la dénaturant, les islamistes de Daech. Dans son livre, l'ancien réalisateur ne se contente pourtant pas de dénoncer le dévoiement du septième art par les djihadistes. Il fait également le procès du "cinéma mortifère" que le nouvel Hollywood a produit depuis vingt ans. Un cinéma qui place les tueurs au centre d'intrigues qui semblent parfois imaginées exclusivement pour satisfaire ce que saint Augustin ("un autre pied-noir", plaisante-t-il en référence aux origines berbères de l'évêque d'Hippone) appelait la "concupiscence des yeux" : en clair, le fait que nous sommes avides de "voir l'horreur".
Et c'est ici que Jean-Louis Comolli rejoint l'analyse d'Alexandre Marant. Ce dernier, ne se contente, en effet, pas de relever l'impressionnante maestria technique des réalisateurs de Daech qui abusent de ralentis, effets spéciaux simulant des murs de feu ou voix-off caverneuses. Autant d'artifices qui rendent redoutablement efficaces ces outils de promotion de la barbarie. Marant interroge aussi la responsabilité de l'industrie du cinéma et des jeux vidéo face à l'apparition de ce monstre médiatique.
Télé-réalité de l'horreur
La fascination qu'exerce sur les spectateurs la violence crue... voilà qui n'a rien de bien nouveau. Au Moyen Âge déjà, les gens louaient des balcons pour assister aux exécutions capitales. Et les conducteurs ralentissent, depuis l'invention de l'automobile, pour regarder les accidents de la route. Mais ce travers a trouvé, grâce à Internet, un puissant et effrayant relais. Et nous lui prêtons notre concours, chaque fois que nous acceptons de regarder les clips réalisés par cette "machinerie macabre". Pour Comolli, la banalisation de la violence à laquelle ont contribué les studios américains a préparé les esprits à de telles horreurs. Et au renversement des valeurs qu'elles impliquent.
"Pas plus qu'Hollywood et les cinéastes des films catastrophes qui occupent les écrans, Daech ne sait que ce qu'il produit est l'image même du monde tel qu'il est devenu. (...) Le bourreau triomphe. Il sourit, dans son rêve de sang. (...) Les boss du studio Al-Hayat Media Center et de Daech (...) ont pris la responsabilité de filmer puis de montrer au monde entier la réalisation effective de ces crimes. (Ils) le font pour s'en glorifier. Sur ce point, Daech se distingue nettement des nazis, qui voulaient, d'une part, que leurs crimes de masse restassent à jamais inconnus et, d'autre part, éviter aux membres des Einsatzgruppen d'être eux-mêmes choqués par les crimes qu'ils commettaient".
"Les films de Daech comme Flames of War contraindront-ils les studios américains à revoir leur manière de mettre en scène la guerre, de montrer la torture ou de représenter la mort ?" s'interroge Comolli, qui s'est infligé la projection de cette vidéo de 55 mn, mise en ligne en septembre 2014, dont le "pitch" se résume à une accumulation d'images de combats héroïsant les katibas djihadistes.
Mots et images
"Avant Daech, je préférais croire que la folie visuelle qui s'est emparée de nos sociétés ne franchirait pas la porte des supplices et immondices...", écrit Comolli. "Quelle naïveté ! Plus fortes que la mort, les caméras n'ont pas craint de s'allier à elle. Et le voyeurisme, devenu l'une des qualités les plus banalement « normales » de chacun des sujets que nous sommes ne peut que fêter cette descente aux enfers. À ce très ancien thème des mythologies, récits, poèmes, musiques et peintures, noire apothéose des imaginaires occidentaux et orientaux, Daech ajoute un poids de chair réelle et sanglante."
Confronté à ce "cinéma de l'indignité", qui nous renvoie l'image peu flatteuse d'un "odieux visuel", selon la formule célèbre de Serge Daney..., Comolli oppose ses mots. Et, ce faisant, renoue avec sa vocation première : la poésie. Alexis Marant, préfère lui opposer une réflexion "froide" sur le "making of" de ces films, tout aussi bien que sur nos tentations voyeuristes. Ce faisant, son "Studio de la terreur" réussit à conserver une certaine distance face à la fièvre de ces "combattants-reporters". Il fallait probablement le glaçant de ce regard "clinique" pour ne pas céder à l'hypnose dans laquelle tente de nous plonger ce cinéma.
Un cinéma dont on ne peut que sortir "les yeux salis", pour reprendre une formule de Roberto Rossellini, le spectateur sachant pertinemment que ce qui est projeté n'est plus simulacre mais mise en scène insoutenable d'une réalité inimaginable, en fait presque regretter à Jean-Louis Comolli l'époque de la censure contre laquelle il s'érigea pourtant avec véhémence dans les années 60.
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